
LE RETOUR DU DIALOGUE Installation rituelle
par
Jorge Canete
Novembre 2025 - Févier 2026
Il envia le pont de pierre, qui ne pense pas du tout, et qui se contente de passer sur son dos immuable tous ceux qui entendent poursuivre leurs œuvres de l'autre côté...
Charles Baudoin, Christophe le passeur

Cette installation rituelle s’inspire du livre Christophe, le passeur de Charles Baudoin.
Dans la pénombre d’une cave s’ouvre un fleuve d’encre vive : près de mille plumes de corbeau forment une rivière où la lumière glisse comme un souffle ancien, pareille à des cendres de lune dérivant sur l’obscur. Un humble pont de bois enjambe ce courant sombre. Chaque pas qui l’emprunte est autre : Héraclite murmure qu’on ne traverse jamais deux fois le même fleuve — surtout lorsqu’il est fait de plumes et de présences.
L e r i t u e l
Franchissez le pont et choisissez, sur l’ancienne bibliothèque, une fiole remplie de poussière de lumière. Ce geste s’apparente aux omikuji, ces tirages sacrés japonais que l’on reçoit dans les sanctuaires : il ne s’agit pas de curiosité, mais de disponibilité à ce qui se présente. Une étiquette révèle un chiffre : gardez-le en mémoire.
Un peu plus loin repose un miroir, fendu. Sa fracture ne vient pas d’une violence mais de la douceur inouïe d’une plume d’or : le fragile capable de briser le solide, l’infime qui révèle l’invisible.
Sur ce miroir repose un livre. Prenez-le en vous penchant, afin que votre visage s’y réfléchisse entre les lignes et l’éclat morcelé : ce n’est plus une image lisse, mais la vérité d’une identité faite de strates, de blessures transformées, de possibles en devenir.
Ouvrez alors le livre à la page indiquée par le chiffre de la fiole — non pour y chercher une réponse, mais pour laisser une phrase vous choisir. Parfois un seul mot suffit : il réveille une mémoire ancienne, apaise une inquiétude, nomme un désir encore timide. Réfléchissez un instant à ce qui s’est levé en vous : à cet instant, il devient clair que ce n’est pas seulement vous qui lisez le texte, mais le texte qui vous lit.
Si quelque chose s’est éclairé — un pan d’ombre, une zone confuse, un passage entre ce qui fut et ce qui veut advenir — le geste de gratitude peut avoir lieu : reposez le livre sur le miroir, puis versez la poudre d’or au-dessus du fleuve de plumes. Ce qui a été reçu est rendu. La nuit n’est pas effacée : elle est ourlée d’or. Le passage garde la trace du passage.
Alors apparaît ce que dit l’œuvre : traverser n’est pas fuir, mais entrer en échange ; le pont n’est pas un objet, mais une question adressée au corps ; le miroir brisé n’est pas un échec, mais l’aveu que l’identité ne se donne jamais d’un seul tenant ; la plume d’or n’est pas un ornement, mais la douceur capable de métamorphoser le réel.
Alors, réengagez le dialogue. Franchissez à nouveau le pont, dans ce retour. Repartez en emportant non un objet, mais une clarté sur vous-même : celle d’un regard qui sait désormais que chaque pas détient une lumière, et que toute traversée, si petite soit-elle, rallume un peu de l’aube dans la nuit du monde.
Et soyez sans crainte, le corbeau veille sur vous…

